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Télétravail transfrontalier : un statut en approche

Marginale avant la pandémie, la question du télétravail transfrontalier s’impose désormais à l’échelle européenne. L’espace franco-luxembourgeois fait figure de zone test pour cerner les écueils fiscaux et sociaux contournés depuis deux ans par des accords bilatéraux dérogatoires. Les territoires frontaliers espèrent à présent des solutions pérennes.

Dans toute l’Europe, la pandémie de 2020 a fait décoller le télétravail. Ce constat semble enfoncer une porte ouverte, mais aux frontières, le sujet coince encore. Il risque même de créer une iniquité entre travailleurs qui, loin des frontières, pourraient télétravailler dans le cadre balisé de leur pays de résidence tandis que les habitants des zones frontalières s’en verraient empêchés par d’inextricables complexités fiscales et juridiques.

Autour du Luxembourg, qui emploie 210.000 travailleurs frontaliers dont 112.500 Lorrains, 50.300 Allemands et presque 50.000 Belges, la question a pris un caractère d’urgence dès le premier confinement du printemps 2020. Le Grand-Duché a laissé ses frontières grandes ouvertes – notamment pour laisser passer les soignants français dont il avait un besoin vital -, tout en contractualisant avec ses voisins la suspension temporaire des règles fiscales et sociales qui régissent le télétravail transfrontalier.

Jusqu’à fin 2020, une cascade d’accords bilatéraux franco-luxembourgeois, franco-belges et luxembourgo-allemand ont  périodiquement remonté les seuils annuels au-delà duquel le salaire du télétravailleur frontalier devient imposable dans son pays de résidence, ainsi que le nombre de jours de télétravail qui lui permettront de conserver ses droits sociaux dans le pays où il exerce. Au 31 décembre 2022, le seuil fiscal se situait à 34 jours pour la Belgique, 19 jours pour l’Allemagne et 34 jours (contre 24 précédemment) pour la France. En novembre dernier, les cabinets de Bruno Lemaire et du ministère des Finances luxembourgeois ont conjointement précisé que « ces dispositions pourront s’appliquer à compter des revenus perçus en 2023, le temps de définir une solution pérenne avant la fin de l’année 2024 ».

Le dialogue est en route. L’état d’exception qui s’est mis en place suite à la crise sanitaire nous convient très bien, et nous appelons aujourd’hui à des audits pour veiller au respect des droits sociaux des travailleurs frontaliers tout en évitant leur double imposition.

Bruno Théret, président du conseil économique et social de la Grande Région

Cet espace communautaire englobant le Luxembourg, la Lorraine, la Wallonie, la Sarre et la Rhénanie-Palatinat.

Le verrou fiscal se décoince

Entre la France et le Luxembourg, le problème du seuil fiscal a achoppé jusqu’à la fin de l’année 2022 sur  l’écueil de l’impôt à la source. Pratiqué de longue date par la Belgique et l’Allemagne, ce mode de prélèvement, adopté par la France en 2017, a placé les employeurs luxembourgeois dans l’impasse.  Les employeurs dépassant le seuil de 24 jours de télétravail transfrontalier se voyaient tenus de calculer mensuellement l’impôt à percevoir par le fisc français et de le prélever pour le compte du trésor public sur la base d’un double bulletin de salaire.

Sur le papier, le seuil fiscal ne constituait pas un frein. Mais dans les faits, il constituait un obstacle rédhibitoire.

Isabelle Rauch, députée LRM

Elue de l’agglomération de Thionville, deuxième ville de Moselle,  dont 40 % des habitants travaillent au Luxembourg, l’élue, par ailleurs co-présidente du groupe d’études de l’Assemblée nationale sur le statut des travailleurs mobiles en Europe, s’est emparée du sujet. Elle s’est rapprochée de 300 entreprises luxembourgeoises, via des fédérations professionnelles, des cabinets conseils ou en direct, pour recueillir leur témoignage.  Elle a ainsi pu présenter à Bercy des exemples concrets d’avenants ayant permis de résoudre le problème  des salariés belges et allemands prélevés à la source de leurs salaires luxembourgeois.

Méthode inductive

La méthode inductive présentant à la fois le problème et sa solution a porté ses fruits. En octobre dernier, le projet de loi de finance voté par le Parlement français lui a donné gain de cause. Les employeurs luxembourgeois sont désormais autorisés à communiquer le nombre de jours télétravaillés au fisc français en une seule et unique déclaration annuelle.  Le payement de l’impôt dû en France s’effectuera par prélèvement automatique sur le compte bancaire des salariés.  Les Français seront généralement gagnants, car le taux d’imposition français sur le revenu s’avère dans la plupart des cas inférieur à celui du Luxembourg.

Si le verrou fiscal a sauté côté franco-luxembourgeois, toutes les interrogations ne sont pas levées, ni pour la Grande Région, ni à l’échelle nationale. La France compte près de 450.00 travailleurs frontaliers essentiellement concentrés sur quatre grands pôles – Genève, Luxembourg, Bâle et Monaco). Le mode de décompte des jours de travail – la France considère qu’une heure de télétravail vaut une journée -, ou encore, la proratisation des jours de télétravail dans le cas des contrats à temps partiel demeurent des questions épineuses.

Du détachement au télétravail

Au moins les Etats ont-ils la possibilité de les gérer par le biais de conventions fiscales bilatérales. En revanche, le droit social applicable aux télétravailleurs transfrontaliers est régi à l’échelle communautaire, dans le cadre du règlement 883/2004 relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs, salariés ou non, et leur famille, qui se déplacent dans l’Union européenne. Adopté voici près de vingt ans pour encadrer le travail détaché, il prévoit que le résident d’un Etat membre A travaillant pour un employeur établi dans un Etat membre B, tout en exerçant plus de 25 % de son temps de travail dans son pays de résidence, passe sous le régime de sécurité sociale de son pays de résidence. Son employeur basé dans le pays B devra verser ses cotisations sociales au pays A.

Ce règlement n’impose aucune interdiction, mais dans l’espace franco-luxembourgeois, son application relève du perdant-perdant : les entreprises luxembourgeoises ne sont guère enclines à s’acquitter de charges sociales nettement plus élevées qu’en France. Les salariés y perdraient également, car la protection sociale du Grand-Duché s’avère plutôt généreuse. Dans la Grande Région, les  Etats contournent l’obstacle en prorogeant des accords bilatéraux dérogatoires qui neutralisent les règles habituelles. Le 21 novembre dernier, le centre commun de la sécurité sociale luxembourgeoise a prolongé jusqu’au 30 juin 2023 la période de tolérance qui autorise les frontaliers français, allemands et belges à télétravailler au-delà de 55 jours par an sans devoir basculer vers la sécurité sociale de leur pays d’origine.

Deux millions de télétravailleurs

Ce nouveau délai doit permettre aux instances nationales, voire européennes, d’ajuster la réglementation à une réalité nouvelle. Dans une l’étude intitulée « impact du télétravail frontalier – de marginal à indispensable » publiée en mai 2022, la Mission opérationnelle transfrontalière (MOT) a procédé à une estimation du nombre de télétravailleurs frontaliers entre 2028 et 2020. Entre les cinq départements français frontaliers de la Suisse, le télétravail aurait bondi de 2.6 % à 34 %, l’évaluation se trouvant compliquée par des méthodes de calcul différentes. Entre le nord lorrain et le Luxembourg, cette proportion est passée de 7,4 % à environ 50 % en fonction des chiffres obtenus auprès de la Dares en France et du Statec au Luxembourg. A l’échelle des frontières françaises, le télétravail serait passé d’environ 22.000 personnes en 2018 à 125.000 en 2020, avec une projection à 105.000 télétravailleurs frontaliers en 2021. En Europe, deux millions de salariés sont concernées.

Or, les frontaliers d’Europe entière risquent de se trouver pénalisés si leur position géographique les empêche de pratiquer le télétravail dans les mêmes conditions  que leurs collègues vivant loin des frontières.

Ce problème risque de créer une discrimination entre les régions européennes et nuire à l’attractivité des régions frontalières. La place financière de Luxembourg pourrait ainsi se trouver pénalisée par rapport à Paris, qui pourrait proposer aux employés de la finance un cadre de télétravail plus souple.

Vincent Hein, économiste au think tank luxembourgeois Idea

Saisie par l’Assemblée nationale française, qui a adopté en 9 mars 2022 une proposition de résolution visant à favoriser le télétravail des frontaliers, Bruxelles a promis par courrier  en juillet dernier de « poursuivre les réflexions afin notamment de pouvoir bénéficier des données et des informations nécessaires à une meilleur appréhension du phénomène du télétravail dans le cadre de la coordination des systèmes de sécurité sociale pour la période post-pandémie ».  Cette réflexion portera dans un premier temps sur la définition même du fait frontalier. Un bassin de vie transfrontalier se définit-il par un arpentage géographique, à partir d’un temps de trajet donné ou sur la base de limites administratives existantes – mais hétérogènes de part et d’autre des frontières ? L’approche statistique des flux professionnels suffit-elle, alors que les trois quarts des déplacements transfrontaliers analysés par le conseil économique, social et environnemental du Grand Est fin 2022 étaient effectués pour d’autres causes ?

Une urgence européenne

« Il est urgentissime de définir le télétravail transfrontalier et le bassin dans lequel il s’exerce. A défaut, nous achopperons sur la notion d’établissement juridiquement stable, prévient Isabelle Rauch. Cette notion, qui désigne une entreprise ou une personne générant régulièrement de la valeur dans un pays hôte, anéantit le concept de bassin de vie transfrontalier : qu’il télétravaille depuis Thionville ou depuis Marseille, un salarié exerçant pour une société luxembourgeoise est assujetti au règlement 883/2004. Il relève donc de la sécurité sociale du pays employeur en-deçà de 25 % de télétravail, et du régime de son pays de résidence au-delà. L’assouplissement de cette règle aux frontières suppose un consensus dont les collectivités lorraines concernées ne semblent pas encore s’être emparées. Distante de 150 kilomètres de Luxembourg-ville, l’agglomération  nancéienne, où le nombre de travailleurs exerçant au Luxembourg est passé de 3.000 à 5.000 personnes depuis le début de la décennie, peut-elle être considérée comme frontalière du Grand-Duché ? Le temps de trajet de ces salariés dépasse certainement les 2h15 qui séparent la gare de Paris Est de celle de Luxembourg centre.

« Qu’il s’agisse de la durée ou de la distance, nous ne sommes pas partisans d’un télétravail illimité. Une durée maximale de deux jours par semaine, dans un bassin de vie cohérent, nous semblent constituer un cadre de dialogue efficace », estime Bruno Théret. Ardue dans l’espace de la Grande Région, ce travail de délimitation ne s’annonce pas plus simple dans les autres régions frontalières d’Europe – tout particulièrement dans les pays qui, à l’instar de l’Allemagne, présentent à la fois des flux de travail frontaliers entrant et sortants. La détermination des bassins de vie frontaliers n’exonérera pas d’autres casse-tête. « Comment s’appliquera le droit du travail et l’indemnisation du télétravail en cas d’accident du travail lorsque le salarié sera soumis à la législation de son pays de résidence et non celle de son employeur, alors même que le contrat de travail est de droit français ? », s’interroge ainsi le GESGR. Au-delà de ce cas d’école, les territoires frontaliers demeurent bel est bien le laboratoire des complexités sociales.


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Pascale Braun

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